Les carrières souterraines de Saint Leu d’Esserent par Philippe COUDERCHON

Situées dans l’OISE entre St Leu d’Esserent et Creil le long de la route D92, sous le plateau de Thiverny, ces carrières furent exploitées dès le XIIème siècle par la célèbre Abbaye de St Leu. De nombreux monuments de la vallée de la Seine, du Havre jusqu’à Sens, furent construits avec la pierre calcaire de St Leu. On reprit l’exploitation au XIXème siècle à ciel ouvert et à grande échelle pour la reconstruction de Paris. Puis les fameux champignons de Paris prirent la place des carriéristes au début de notre siècle jusqu’à aube de la deuxième guerre mondiale.
En 1939, la société de métallurgie Brissonneau et Lotz s’est vue confier la fabrication de fuselage de bombardier LEO 45 dans le bâtiment Q de son usine de Creil-Montataire (atelier de 22000 m2 où étaient assemblés simultanément 24 fuselages en 4 travées de 6). Cette activité occupa près de 3000 personnes. Par sécurité contre les bombardements, on construisit des abris bétonnés (le dernier près du bâtiment E fut démoli en 1974).
Mais devant la menace plus précise des bombardiers de la Luftwaffe on transféra en Janvier 1940 cette fabrication dans les carrières souterraines de St Leu dont l’accès principal se faisait au lieu dit «La carrière St Christophe».
D’une superficie totale de 80 ha avec en moyenne 35m d’épaisseur de pierre, la hauteur utile est de 6 à 8m avec une largeur entre piliers de 8m; ces mêmes piliers de section carrée variant de 3,5 à 5m.
On aménagea 3000 m2 de galeries parmi les plus géométriques avec bétonnage du sol, système de ventilation, chauffage (l’humidité élevée des carrières, 85%, étant propice à la pousse des champignons et non à celle des LEO 45 !), et aussi cantine et dortoir pour la cadence des 3×8.
Tous les mannequins d’assemblages furent transférés dans l’usine souterraine. Le démarrage de la nouvelle chaîne fut assez lent avec une moyenne de sortie de 1,5 fuselage par semaine jusqu’à fin juin 1940.

Toutefois le total de 50 fuselages sortis de St Leu s’explique par le fait qu’une vingtaine de LEO 45 quasiment finis quittèrent Creil pour St Leu fin Janvier 1940 où ils furent complétés très rapidement. Ces premiers fuselages étant d’ailleurs posés sur des sacs de sciures en attendant le transfert des mannequins. Ces 5 mois de travail souterrain occupèrent près de 1100 personnes à 50/50 des deux sexes. Les témoignages actuels font état d’une excellente ambiance de travail et d’une parfaite organisation. L’hygrométrie étant fort différente avec le chauffage, un carriériste passait chaque jour contrôler et faire tomber les plaques de calcaire qui présentaient un risque pour les ouvriers et la chaîne de fabrication.

Après les tragiques événements de juin 1940, toute activité cessa dans les carrières pour ne reprendre que dans les ateliers de Creil au début de 1941 avec la commande de 20 derniers fuselages pour l’Armée de l’Air de Vichy et la luftwaffe. Puis les Allemands « sou traitèrent » à Brissonneau et Lotz des ailes de Do 24 construites dans le bâtiment G pour l’usine SNCAN de Sartrouville.
St Leu d’Esserent fut mis en sommeil jusqu’au printemps 1943 quand l’OKW choisi ces carrières pour servir de dépôt de stockage d’armes VI à l’instar de Nucourt, L’ile-Adam et le tunnel de Rilly-la-Montagne.

L’organisation TODT ayant reçu le projet de stocker 4000 VI maximum sur ce site baptisé « Léopold », décida de porter la surface utilisable à 10 ha. Les galeries souterraines furent alors transformées en un immense chantier avec force embauche de centaines de maçons, terrassiers par les entreprises de bâtiment de la région de Creil. Bien sur dans le plus grand secret sur le futur de cette installation. On parlait d’une caserne souterraine avec garage pour les véhicules.

En effet on construisit l’infrastructure d’une caserne (avec même les niches des chiens de garde coulées dans le béton et toujours présentes) Les deux entrées des carrières furent fermées par d’énormes portes en béton montées sur rail, une petite entrée individuelle en chicane avec postes de tir et de garde fut aussi installée. Les deux chemins d’accès furent bétonnés jusqu’au D92 alors totalement fermé au trafic civil. Le long de celui venant de Creil, en pente douce et rectiligne sur environ 350 m. TODT installa une voie ferrée se raccordant à ligne Paris-Lille par l’aiguillage du «petit thérain».

La zone de stockage était délimitée par un mur de moellons de trois mètres d’épaisseur entre les piliers. Une voie de service passait devant chaque cave dont les piliers étaient numérotés (on retrouve encore ces marquages jusqu’au numéro 600). La partie casernement était située près de l’entrée à gauche dans la zone à deux niveaux. (Correspondant à deux couches géologiques exploitées).

Ces travaux d’aménagement durèrent 8 mois jusqu’à fin 1943, alors le 155 Flak Regiment-W prit possession de St Leu. A partir de ce moment aucun ouvrier français n’était admis dans les carrières. Par chance deux soldats d’origine alsacienne M. Mignon et Joseph R. (architectes de métier) purent transmettre à la Résistance locale les plans. Un poste émetteur clandestin situé à Cinqueux servant de relais avec Londres.

Fin Février 1944 le stockage commença. Le principe de fonctionnement était simple et efficace: en fin de journée, venant de Nordhausen en Allemagne un convoi de trente wagons se présente sur la voie parallèle au chemin bétonné de façon à ce qu’un wagon sur trois se trouve sous un des dix portiques de déchargement. A ce moment les gros camions situés sous chaque portique (marque SAURERS d’après un témoin) reçoivent chacun une palette de trois VI qu’ils transportent dans le dépôt souterrain. En trois rotations, le convoi ferré est déchargé de ces 90 VI. A l’intérieur d’autres portiques aident à poser chaque Fi 103 sur un chariot TW 76 A (transport Wagen 76) à quatre roues qui est alors amené vers son lieu de stockage par rangée de cinq à six VI entre piliers.

Cette opération dangereuse était à l’abri des regards de l’aviation alliée sous un immense filet de camouflage partant du haut de plateau jusqu’au D92, le tout surveillé par la FLAK située dans la plaine de St Maximin, sur le plateau de Thiverny et sur des péniches le long de l’Oise.

A la fin l’hiver 43/44, le dépôt alors plein, la navette vers les sites de lancement du Nord de la France commença par des convois d’une vingtaine de camions bâchés transportant chacun un VI.

Au cours d’un de ces transports, un camion se renversa à hauteur des actuelles rue du Peuple et Emile Zola laissant voir « une fusée avec de petites ailes ». Les soldats allemands obligèrent les habitants du quartier à fermer les volets en plein jour pendant «la récupération discrète du matériel accidenté». Le lendemain, tous les habitants de St Leu savaient ce que l’on stockait dans les carrières et la résistance locale prévint Londres qui maintenant avait les plans et l’utilisation réelle du site. Les anglais accusèrent réception des renseignements et signalèrent la prochaine destruction par un message de la BBC: «ce soir nous irons vous souhaiter la bonne aventure».

Les premiers bombardements eurent lieu la nuit du 4 Juillet 44 et le dernier le 5 Août. (Le flight-lieutenant Keith-James Stevens abattu au dessus de St Leu le 8 Juillet 44 avec son Lancaster dut sa survie à Mr. Paul Morel et à la résistance locale qui le cacha jusqu’à la libération). Si l’extérieur des carrières ressemblait à un champ lunaire, le dépôt n’avait pas souffert des grosses bombes «Tall Boy» et «Grand Slam» de la 617 Escadrille de la RAF, mais les Allemands étaient dans l’impossibilité de stocker ou de sortir de nouvelles bombes volantes. (les tirs de VI sur l’Angleterre diminuèrent de 30% après les bombardements de St Leu).
Fin Août 44 devant l’avance Américaine, le 155 Flak Régiment-W décida la destruction met l’évacuation de St Leu. Les Soldats fixèrent autour de nombreux piliers des charges de VI afin d’effondrer le plafond de la carrière. Faute de temps, seule une petite partie s’écroula sur la gauche de la carrière visant principalement la caserne avec les deux galeries superposées.

Les troupes US délivrèrent St Leu le 28 Août 44 et s’emparèrent du dépôt à 80% intact. Sauf les français, tous les alliés purent examiner la carrière, américains, anglais et canadiens. Le dépôt n’étant redonné à l’Armée Française qu’en 1947. L’exploitation de la carrière débuta en 1948 pour les besoins de la reconstruction du pays, dont le port de Rouen, jusqu’en 1972. Lors du déblayage des voies de service, les carriéristes trouvèrent 60 charges de VI (les autorités pourtant prévenues ignorèrent cela !) ainsi qu’une multitude de boules d’oxygène. Ces charges, coupées à la hache, furent réparties entre les différentes carrières de la région où ces explosifs furent fort utiles. L’exploitation des caves de champignons ne démarra qu’en 1950, elle se poursuit toujours aujourd’hui !

On a beaucoup écrit et légendé sur les carrières de St Leu d’Esserent te d’autres armes secrètes à jamais cachées. Une chose est sûre, un VI fut encore découvert dans les années soixante. Il y a dix ans, des ailes de VI écrasées furent dégagées de la partie effondrée. Maintenant ce lieu est beaucoup trop dangereux à explorer, les risques d’éboulement étant permanent. Le reste des galeries est exploité par les champignonnistes, sur environ 23 ha, le long d’une voie de service de 3,5 km qui mène aux vestiges des engins de carrière abandonnés en 1972 dans une grande salle de 17 m de plafond.

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